19. Penil

maia resta silencieuse pendant la plus grande partie du trajet. Elle ne levait que rarement la tête pour jeter un regard autour d'elle en plissant le nez, l'air concentré. Simon, qui la soupçonnait de flairer l'atmosphère pour se repérer, décida que ce don, quoiqu'un peu bizarre, était fort utile. Il s'aperçut aussi qu'il n'était pas obligé de presser le pas pour la suivre, quelle que soit la vitesse à laquelle elle se déplaçait. Même lorsqu'ils eurent atteint le chemin défoncé qui menait à la forêt et que Maia se mit à courir, le corps penché en avant, il n'eut aucun mal à tenir le rythme. C'était l'un des rares aspects de sa nouvelle vie de vampire qu'il appréciait.

Leur course à travers bois s'acheva trop vite à son goût. La forêt s'épaississait et le sol était jonché de racines et de feuilles mortes qui ralentissaient leur progression. Les branches au-dessus de leur tête formaient une voûte masquant le ciel étoilé. Ils émergèrent dans une clairière parsemée de gros rochers qui luisaient comme des dents blanches sous la lune. Çà et là, des feuilles étaient rassemblées en tas comme, si quelqu'un avait ratissé la terre.

Maia mit ses mains en porte-voix et cria assez fort pour effrayer les oiseaux perchés sur la cime des arbres.

        Raphaël, montre-toi !

Silence. Puis un froissement à peine perceptible, pareil au crépitement de la pluie sur un toit de tôle, résonna dans la clairière. Les feuilles s'éparpillèrent.Maia toussa et leva les mains pour se protéger les yeux.

Soudain, le vent retomba aussi vite qu'il s'était levé. Raphaël se tenait devant eux, à deux pas de Simon. Il était entouré d'un groupe de vampires immobiles comme des arbres sous la lune. Malgré leur air impassible, il émanait d'eux une hostilité presque palpable. Simon reconnut parmi eux quelques occupants de l'hôtel Dumort : la petite Lily et Jacob, le garçon blond aux yeux perçants. Mais la plupart lui étaient inconnus.

Raphaël s'avança ; il avait le teint cireux et les yeux cernés. Il adressa un sourire à Simon.

   Tu es venu.

   Oui, je suis venu. Tu es content ? C'est fini.

   C'est loin d'être terminé. Toi, lança Raphaël en se tournant vers Maia. Retourne auprès de ton chef et remercie-le d'avoir changé d'avis. Dis-lui que les Enfants de la Nuit combattront à vos côtés dans la plaine de Brocelinde.

Le visage de Maia se ferma.

   Luke n'a pas...

Simon l'interrompit précipitamment.

   C'est bon, Maia. Tu peux y aller.

Une lueur de tristesse s'alluma dans les yeux de la jeune lycanthrope.

   Réfléchis, Simon. Tu n'es pas obligé de faire ça.

   Si, répondit-il d'un ton décidé. Merci de m'avoir emmené jusqu'ici. Maintenant, va-t'en.

   Simon...

   Si tu ne pars pas maintenant, ils nous tueront tous les deux, et tout ça n'aura servi à rien. Va-t'en. S'il te plaît.

Maia hocha la tête et se détourna. L'instant d'après, la jeune fille menue aux cheveux tressés s'était transformée en un énorme loup qui s'élança, rapide et silencieux, et disparut dans les ténèbres.

Simon se tourna vers les vampires et faillit pousser un cri de frayeur. Raphaël se tenait à présent tout près de lui. Sa peau accusait les signes avant-coureurs de la faim. Simon se rappela cette fameuse nuit à l'hôtel Dumort - les visages émergeant de l'ombre, les rires lointains, l'odeur du sang - et il frissonna.

Raphaël le saisit par les épaules d'une poigne de fer malgré ses mains trompeusement frêles.

   Tourne la tête et garde les yeux fixés sur les étoiles. Ce sera plus facile.

   Alors tu vas me tuer, lâcha Simon.

À son étonnement, il n'éprouva aucune peur. Le temps semblait s'être arrêté et tout lui apparaissait soudain avec une netteté parfaite, de la moindre feuille sur les branches au-dessus de sa tête au plus petit caillou sur le sol, en passant par chaque paire d'yeux rivée sur lui.

   Qu'est-ce que tu croyais ? rétorqua Raphaël, et Simon crut déceler une pointe de tristesse dans sa voix. Ça n'a rien de personnel, je t'assure. Comme je l'ai déjà expliqué, tu es trop dangereux. Si j'avais su...

Tu ne m'aurais jamais laissé sortir de ma tombe, je m'en doute.

Raphaël planta son regard dans le sien.

  C'est notre instinct de survie qui guide nos actes. En cela, nous sommes comme les humains.

Il découvrit ses crocs effilés comme des rasoirs.

Tiens-toi tranquille. Ce ne sera pas long, ajouta-t-il en se penchant.

  Attends une seconde, dit Simon, et comme Raphaël reculait en se renfrognant, il répéta d'une voix plus forte : Attends. J'ai quelque chose à te montrer.

  Si tu essaies de gagner du temps, c'est peine perdue, siffla le vampire.

Non, ça pourrait t'intéresser, répliqua Simon en écartant ses cheveux de son front.

Son geste lui parut un peu ridicule, voire théâtral, mais au moment où il s'exécutait, il revit le petit visage blême de Clary qui le regardait, la stèle à la main, et pensa : « Eh bien, pour elle, au moins, j'aurai essayé. »

La réaction de Raphaël fut immédiate. Les yeux écarquillés d'horreur, il recula comme si sa victime avait brandi un crucifix sous son nez.

   Qui t'a fait ça ? cracha-t-il.

Simon ne répondit pas. S'il ne savait pas trop à quoi s'attendre de la part de Raphaël, il n'avait pas prévu cela.

C'est Clary, reprit le chef des vampires: Evidemment. Seul son pouvoir peut accomplir ce genre de miracle : un vampire marqué, et une rune comme celle-ci...

Qu'est-ce qu'elle a, cette rune ? demanda Jacob, qui se tenait juste derrière Raphaël.

Le reste des vampires observaient la scène, eux aussi, et sur leur visage la confusion le disputait à la peur. Ce qui était susceptible d'effrayer Raphaël ne pouvait que les alarmer.

   Cette Marque, expliqua-t-il sans quitter Simon des yeux, ne figure pas dans le Grimoire. Elle est antérieure. C'est l'une des plus anciennes, tracées de la main même du Créateur.

Il fit mine de toucher le front de Simon, sa main s'attarda quelques instants au-dessus de la rune, puis retomba.

Il est question de ces Marques dans les Textes, reprit-il, mais pour ma part, je n'en avais jamais vu.

« Si quelqu'un tuait Caïn, Caïn serait vengé sept fois, récita Simon. Et l'Éternel mit un signe sur Caïn pour que quiconque le trouverait ne le tuât point. » Tu peux toujours essayer de me nuire, Raphaël. Mais je ne te le conseille pas.

   Tu portes la Marque de Caïn ? s'étonna Jacob.

Tue-le, lança une femme rousse avec un accent russe très prononcé. Tue-le quand même.

La fureur se peignit sur le visage de Raphaël.

Non ! s'écria-t-il. Le mal qu'on lui fera rejaillira sept fois sur nous. C'est là le pouvoir de la Marque. Mais si l'un de vous veut prendre le risque, qu'il s'avance.

Personne ne réagit.

C'est bien ce que je pensais, lâcha Raphaël. (Il jaugea Simon du regard.) Comme la méchante reine du conte de fées, Lucian m'a envoyé une pomme empoisonnée. Il espérait que je le débarrasserais de toi, je suppose, pour qu'ensuite il puisse prendre sz revanche sur nous.

Non, protesta vivement Simon. Non... Luke n'est même pas au courant. Il a agi en toute bonne foi. Tu dois honorer son geste.

   Alors c'était ta décision ?

Pour la première fois, le regard que posa Raphaël sur Simon trahissait autre chose que du mépris.

Ce n'est pas un simple sortilège de protection que tu as invoqué. Tu sais ce que le châtiment de Caïn signifie ? « Maintenant tu seras maudit. Tu seras errant et vagabond sur la terre », récita-t-il à mi-voix, sur le ton de la confidence.

Alors j'errerai pour l'éternité, s'il le faut, déclara Simon.

   Tout ça pour des Nephilim...

Non, pas seulement. Je le fais aussi pour vous. Même si vous n'êtes pas d'accord.

Élevant la voix pour être entendu de tous les vampires qui les entouraient, Simon poursuivit :

Vous avez peur qu'en apprenant ce qui m'est arrivé, les autres vampires s'imaginent que le sang des Chasseurs d'Ombres leur permettra de sortir au grand jour. Mais mon pouvoir ne vient pas de là. C'est une expérience de Valentin qui en est la cause, pas Jace. Et ça ne se reproduira pas.

   Je pense qu'il dit la vérité, marmonna Jacob, à la stupéfaction de Simon. J'ai déjà rencontré des Enfants de la Nuit qui avaient un faible pour les Chasseurs d'Ombres. Aucun d'eux n'a développé un goût particulier pour le soleil.

   Jusqu'ici, vous pouviez refuser d'aider les Chasseurs d'Ombres, mais puisqu'ils m'ont envoyé vous voir...

Simon laissa le reste de sa phrase en suspens.

   N'essaie pas de me faire du chantage, lâcha Raphaël. Quand les Enfants de la Nuit acceptent un marché, ils s'engagent à l'honorer quoi qu'il advienne.

Il esquissa un sourire, et ses canines étincelèrent dans l'obscurité.

   J'y mets une dernière condition, pour me prouver que tu es venu ici en toute bonne foi.

Il insista sur les deux derniers mots.

   Laquelle ? s'enquit Simon.

   Nous ne serons pas les seuls vampires à nous battre aux côtés de Lucian Graymark. Tu te joindras à nous.

 

Jace ouvrit les yeux et, autour de lui, tout se mit à tourner. Un liquide amer lui emplissait la bouche. Il fut pris d'une quinte de toux et, pendant quelques instants, crut qu'il se noyait puis sentit la terre ferme sous ses pieds. Il était adossé à une stalagmite, les mains liées derrière le dos. Il toussa de nouveau, la bouche pleine de sel, et comprit qu'il s'étouffait avec son propre sang.

   On est réveillé, petit frère ?

Sébastien s'agenouilla devant lui, une corde à la main, et lui sourit d'un air féroce.

   Bien. Pendant un moment, j'ai eu peur de t'avoir tué trop tôt.

Jace détourna la tête pour cracher un jet de salive ensanglantée. Il avait l'impression d'avoir la tête enflée comme un ballon. Au-dessus de lui, les étoiles visibles à travers le trou creusé dans la voûte de la caverne avaient cessé de tournoyer.

   Tu attends une occasion spéciale pour te débarrasser de moi ? Noël approche, tu sais.

Sébastien le considéra d'un air pensif.

  Tu ne sais pas la fermer, hein ? Ce n'est pas de Valentin que tu as hérité ce travers. Qu'est-ce qu'il t'a enseigné, à propos ? Je n'ai pas l'impression qu'il t'ait sérieusement initié au maniement des armes. (Il se pencha vers Jace.) Tu sais à quoi j'ai eu droit pour mes neuf ans ? A une leçon. Il m'a appris qu'en plantant un couteau dans le dos d'un homme à un endroit précis, on peut à la fois lui percer le cœur et lui trancher la moelle épinière. Et toi, qu'est-ce que tu as eu pour ton neuvième anniversaire, petit ange ? Un biscuit ?

Au prix d'un immense effort, Jace avala sa salive.

Dis-moi, lança-t-il, dans quel trou t'a-t-il caché pendant toute mon enfance ? Je ne me rappelle pas t'avoir vu au manoir.

J'ai grandi dans la vallée. (D'un signe de tête, Sébastien montra l'entrée de la caverne.) Je ne me souviens pas de t'avoir vu non plus, en y réfléchissant. Mais j'étais au courant de ton existence. Tu ne peux pas en dire autant.

Jace secoua la tête.

Valentin ne m'a jamais fait ton éloge. J'ignore pourquoi.

Les yeux de Sébastien étincelèrent. Sa ressemblance avec Valentin frappa Jace : ils avaient les mêmes cheveux blond clair, les mêmes yeux noirs, le même visage à l'ossature fine et aux traits accusés.

   Moi, je sais tout de toi, dit Sébastien en se levant. Toi, tu ne sais rien, pas vrai ? Je voulais te garder en vie pour que tu voies ça, petit frère. Regarde bien.

Et, d'un geste fulgurant, il dégaina son épée de son fourreau. Telle l'Épée Mortelle, elle avait un pommeau d'argent et dispensait un halo de lumière noire. Une série d'étoiles étaient gravées sur sa lame ; au moment où Sébastien la retournait dans sa main, elle refléta l'éclat pâle des étoiles au-dessus de leurs têtes et parut s'embraser.

Jace retint son souffle. Sébastien l'aurait sans doute déjà tué s'il en avait eu intention. Il le suivit des yeux tandis qu'il s'avançait au centre de la caverne en tenant son épée d'un geste nonchalant, bien qu'elle parût très lourde. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Valentin avait donc un autre fils ? Qui était sa mère? Avait-elle fait partie du Cercle, elle aussi? Était-il plus jeune ou plus âgé que lui ?

Sébastien s'était planté devant l'énorme stalagmite. Elle semblait battre comme un pouls, et la fumée à l'intérieur tournoyait de plus en plus vite à mesure qu'il se rapprochait. Les yeux mi-clos, il prononça un mot dans une langue démoniaque aux sonorités sifflantes, fit tournoyer son épée et trancha la pointe de la stalagmite. La fumée en jaillit comme du gai s'échappant d'un ballon crevé. Une explosion pareille à un rugissement retentit dans la caverne. Les oreilles de Jace bourdonnèrent et il eut soudain du mal à respirer.

Sébastien était à demi dissimulé par la colonne de fumée rouge et noir qui s'élevait en tourbillonnant.

   Regarde ! cria-t-il, extatique.

Ses yeux brillaient d'une lueur folle, et le vent qui s'était levé fouettait ses cheveux clairs. Jace se demanda si son père avait la même physionomie, à la fois terrible et fascinante, du temps de sa jeunesse.

   Regarde l'armée de Valentin !

La voix de Sébastien fut couverte par un fracas semblable au déferlement d'une vague gigantesque transportant avec elle un amoncellement de détritus, les gravats de villes entières, un déluge de pouvoir malfaisant. Une monstrueuse masse noire et tourbillonnante s'échappait maintenant de la stalagmite décapitée et jaillissait dans le ciel par le trou dans la voûte de la caverne. Des centaines de démons rugissant, un magma de griffes, de serres, de crocs et d'yeux perçants. Jace se revit allongé sur le pont du bateau de Valentin tandis qu'autour de lui le ciel, la terre et les eaux se peuplaient de créatures de cauchemar. Or cette fois, c'était pire. On aurait dit que l'enfer se déversait des entrailles de la terre. Les démons empestaient comme des milliers de corps en putréfaction. Jace frotta ses mains l'une contre l'autre ; les liens qui emprisonnaient ses poignets lui entaillaient la chair. Un goût de bile et de sang lui emplit la bouche tandis que les dernières créatures disparaissaient dans le ciel en masquant les étoiles.

Il lui sembla qu'il s'était évanoui pendant une minute ou deux. En tout cas, il sombra momentanément dans un trou noir alors que les cris perçants au-dessus de lui s'éloignaient, et il resta suspendu entre ciel et terre avec une impression de détachement qui ressemblait presque à de la sérénité.

Son absence fut de courte durée. Soudain, il regagna son corps et la douleur dans ses poignets devint intolérable. La puanteur des démons était suffocante si bien que, détournant la tête, il vomit un flot de bile. Il leva les yeux en entendant un ricanement près de lui, et refoula une autre remontée acide.

   C'est fini, petit frère, susurra Sébastien. Ils sont partis.

Jace avait la gorge sèche et les yeux qui pleuraient.

   Il avait dit d'ouvrir la porte à minuit, protesta-t-il d'une voix éraillée. Ça ne peut pas être l'heure.

   J'ai toujours considéré que, dans ce genre de situation, il valait mieux essayer de se faire pardonner que demander la permission.

Sébastien leva les yeux vers le ciel à présent vide.

   Il leur faudra cinq minutes pour atteindre la plaine de Brocelinde, soit un peu moins de temps qu'il n'en faudra à père pour rejoindre le lac. Je veux voir couler le sang des Nephilim. Je veux qu'ils meurent dans d'atroces souffrances. Ils méritent les pires humiliations avant de sombrer dans l'oubli.

   Tu penses donc qu'ils n'ont aucune chance contre les démons ? Ils sont pourtant bien préparés...

Sébastien chassa d'un geste dédaigneux l'argument de Jace.

   Tu nous épiais, non ? Tu ne sais pas ce que mon père projette de faire ?

Jace se garda de répondre.

   C'était gentil de ta part de me conduire jusqu'à Hodge l'autre soir, reprit Sébastien. S'il ne vous avait pas raconté que le Miroir et le lac Lyn ne font qu'un, je ne suis pas sûr que nous aurions pu continuer. Sais-tu que celui qui détient les deux premiers Instruments Mortels peut invoquer l'ange Raziel au bord du lac, comme Jonathan Shadowhunter une dizaine de siècles avant lui ? Lorsque l'Ange paraît, on peut lui réclamer une faveur.

Jace frissonna.

   Et que va lui demander Valentin ? La défaite des Chasseurs d'Ombres dans la plaine de Brocelinde ?

   Ce serait du gâchis. Non, il exigera que tous ceux qui refusent de boire dans la Coupe Mortelle et donc de se soumettre à sa loi soient privés de tous leurs pouvoirs. Ils ne seront plus des Nephilim et, à cause de leurs Marques... (Sébastien sourit.) Ils se transformeront en Damnés, des proies faciles pour les démons. Quant aux Créatures Obscures qui n'auront pas fui, nous n'aurons aucun mal à les éliminer.

Les oreilles de Jace bourdonnaient et il avait le vertige.

   Même Valentin ne ferait jamais une chose pareille...

   Arrête, tu crois vraiment que mon père n'ira pas jusqu'au bout ?

   Notre père.

Sébastien baissa les yeux vers lui. Avec son halo de cheveux clairs, il ressemblait à un ange maléfique.

   Pardon, tu priais ? ironisa-t-il.

   Je parlais de Valentin. Notre père.

Pendant quelques secondes, Sébastien resta impassible ; puis un sourire narquois étira ses lèvres.

Petit ange, tu n'es qu'un idiot. Mon père avait raison à ton sujet.

Arrête de m'appeler comme ça s'emporta Jace. Qu'est-ce qui te prend de me parler d'anges sans arrêt...

Bon sang, mais tu ne sais donc rien ! s'exclama Sébastien. Est-ce que mon père t'a raconté autre chose que des mensonges ?

Jace secoua la tête. Il tirait toujours sur les liens qui retenaient ses poignets mais, à chaque nouvelle tentative, il avait l'impression qu'ils se resserraient un peu plus. Il sentait son pouls battre dans chacun de ses doigts.

   Et toi, comment tu sais qu'il ne t'a pas menti ?

Parce que nous sommes du même sang. Je suis comme lui. Après sa disparition, je lui succéderai à la tête de l'Enclave.

A ta place, je ne me réjouirais pas de lui ressembler.

  Ça aussi, ç'a dû jouer, observa Sébastien d'une voix dépourvue d'émotion. Je ne prétends pas être différent de ce que je suis. Je ne prends pas l'air horrifié parce que mon père prend les mesures qui s'imposent pour sauver son peuple, même si celui-ci refuse son aide... et ne la mérite pas, si tu veux mon avis. Quel fils préférerais-tu ? Celui qui est fier de t'avoir pour père ou celui qui se ratatine de honte et de peur devant toi ?

   Je n'ai pas peur de Valentin.

   Tu n'as aucune raison de le craindre. C'est devant moi que tu devrais trembler.

Jace cessa de tirer sur ses liens et leva les yeux Sébastien tenait toujours à la main son épée nimbée d'un halo sombre. Jace ne put s'empêcher d'admirer l'arme, même quand Sébastien en appuya la pointe sur sa gorge, au niveau de la pomme d'Adam.

Et maintenant ? fit Jace en s'efforçant de maîtriser sa voix. Tu vas me tuer sans me détacher ? L'idée de m'affronter te fait peur à ce point ?

Le visage blafard de Sébastien ne trahissait aucune émotion.

Tu ne représentes pas une menace pour moi. Tu n'es qu'une nuisance. Un vague désagrément.

   Alors pourquoi tu ne me détaches pas les mains ?

Immobile, Sébastien le considéra quelques instants. En ce moment même, il évoquait la statue de cire d'un prince mort depuis des siècles dans la force de l'âge après avoir gâché sa jeunesse. C'était là que résidait la différence entre Sébastien et Valentin, même s'ils avaient le même visage de marbre : Sébastien portait en lui le gâchis comme quelque chose qui le rongeait de l'intérieur.

Je ne suis pas si bête et tu ne m'auras pas comme ça. Je t'ai laissé vivre assez longtemps pour voir les démons s'abattre sur Idris. Quand tu auras rejoint tes ancêtres les anges, tu pourras leur expliquer qu'il n'y a plus de place pour eux en ce bas monde. Ils ont trahi l'Enclave, et elle n'a plus besoin d'eux. Maintenant, nous avons Valentin.

Tu vas me tuer pour que je transmette un message à Dieu de ta part ?

Jace secoua la tête et la pointe de l'épée érafla sa gorge.      

   Tu es encore plus fou que ce que je croyais.

Sébastien se contenta de sourire et enfonça plus profondément la lame ; chaque fois que Jace déglutissait, il la sentait entailler sa chair.

Si tu veux réciter une prière, c'est le moment, petit frère.

Je n'ai pas envie de prier. En revanche, j'ai un message pour notre père. Tu le lui donneras ?

Evidemment, répondit Sébastien d'un ton suave, mais Jace perçut une inflexion hésitante dans sa voix, qui confirma ce qu'il pensait déjà.

Tu mens. Tu ne lui transmettras rien du tout. Il ne t'a jamais demandé de me tuer, et il sera furieux quand il l'apprendra.

Sottises ! Tu ne l'intéresses pas.

Tu crois qu'il n'en saura rien si tu me tues ici même ? Tu peux toujours prétendre que je suis mort sur le champ de bataille, mais il finira par apprendre la vérité.

Tu parles sans savoir, répliqua Sébastien, mais soudain, il paraissait tendu.

Jace reprit la parole pour ne pas perdre l'avantage.

   Tu ne pourras pas le lui cacher bien longtemps. Il y a un témoin.

   Un témoin ? répéta Sébastien, manifestement surpris, et Jace considéra sa réaction comme une première victoire. Comment ça ?

   Le corbeau. Il te surveillait dans l'ombre. Il ira tout répéter à Valentin.

   Hugin ?

Sébastien leva les yeux, et bien que l'oiseau demeure introuvable, quand il se tourna de nouveau vers Jace, il semblait rongé par le doute.

Si Valentin découvre que tu m'as assassiné alors que j'avais les mains liées, il te méprisera.

Jace reconnut dans sa propre voix les inflexions suaves que prenait Valentin quand il cherchait à convaincre son interlocuteur.

   Il te traitera de lâche et il ne te pardonnera jamais.

Sébastien ne répliqua pas. Sa bouche tremblait et il fixait Jace d'un regard brûlant de haine.

   Détache-moi et affronte-moi comme un homme. C'est le seul moyen.

Un autre spasme déforma la bouche de Sébastien, et cette fois Jace crut qu'il était allé trop loin. Sébastien brandit son épée, et les étoiles sur la lame étincelèrent au clair de lune. Avec un rictus de colère, il l'abattit sur Jace.

 

Assise sur les marches de l'estrade, Clary retournait la stèle dans ses mains. Jamais elle ne s'était sentie aussi seule. La Salle des Accords s'était complètement vidée. Elle avait cherché en vain Isabelle une fois que les combattants avaient tous franchi le Portail., D'après Aline, elle était sans doute retournée chez les Penhallow, où Aline et quelques autres étaient censés s'occuper d'une douzaine d'enfants trop jeunes pour se battre. Clary avait refusé de l'accompagner. Si elle ne pouvait pas mettre la main sur Isabelle, elle préférait encore la solitude à la compagnie d'étrangers. Du moins, c'était ce dont elle avait fini par se convaincre. Mais à mesure que le temps passait, elle trouvait le silence autour d'elle de plus en plus oppressant. Pourtant, elle ne se décidait pas à se lever. Elle s'efforçait tant bien que mal de ne pas penser à Jace, à Simon, à sa mère, à Luke ou à Alec, et le seul moyen qu'elle avait trouvé pour ne pas réfléchir, c'était de rester immobile, les yeux fixés sur la même dalle en marbre dont elle recomptait sans cesse les craquelures. Il y en avait six au total. Une fois qu'elle avait le compte, elle recommençait : une... deux...

Soudain, le ciel explosa au-dessus de sa tête. Ou du moins, c'est ce qu'il lui sembla. Elle leva les yeux. Au-delà de la verrière, là où, quelques instants plus tôt, on ne distinguait que l'obscurité de la nuit, une masse noire et mouvante venait de surgir en projetant des éclairs orangés. Des créatures émergeaient de temps à autre dans la lumière ; elles étaient si laides que Clary remercia le ciel qu'il fasse nuit. Le peu qu'elle en voyait lui soulevait déjà le cœur.

La verrière se mit à onduler au passage de la horde de démons, comme déformée par une onde de chaleur infernale. Un bruit pareil à un coup de feu résonna dans toute la salle, et une énorme craquelure se forma sur le verre. Clary enfouit la tête dans ses mains tandis qu'une pluie de débris s'abattait sur elle.

 

Ils avaient presque atteint le champ de bataille quand un bruit assourdissant déchira la nuit. Puis le ciel s'embrasa. Simon perdit l'équilibre, se rattrapa à un tronc d'arbre et leva la tête. D'abord, il crut qu'il avait la berlue. Autour de lui, les autres vampires scrutaient eux aussi le ciel, leur visage blême levé vers le clair de lune, tandis que d'innombrables créatures de cauchemar pleuvaient du firmament.

 

        Tu n'arrêtes pas de tourner de l'œil, c'est lassant, lâcha Sébastien.

Jace ouvrit les yeux. Sa tête l'élançait. En levant machinalement la main pour se tâter le visage, il s'aperçut que Sébastien l'avait détaché. Un bout de corde était encore noué autour de son poignet. Il examina sa main ; elle était noire de sang sous le clair de lune.

Il jeta un regard à la ronde. Il était étendu dans l'herbe, non loin de la petite maison en pierre. Il entendait l'eau du torrent ruisseler près de lui. La voûte formée par les branches des arbres au-dessus de sa tête dissimulait en partie le clair de lune, mais il faisait encore assez clair.

   Debout, ordonna Sébastien. Tu as cinq secondes, ou je te tue ici même.

Jace s'exécuta avec des gestes lents. La tête lui tournait encore un peu. Pour ne pas perdre l'équilibre, il planta les talons dans la terre molle.

   Pourquoi tu m'as emmené ici ?

   Pour deux raisons, répondit Sébastien. D'abord, j'ai pris beaucoup de plaisir à te jeter dehors. Ensuite, on n'aurait rien à gagner, toi et moi, à répandre ton sang sur le sol de cette caverne. Crois-moi sur parole.

Jace tâta sa ceinture, et sentit son courage l'abandonner. Soit il avait perdu la plupart de ses armes lorsque Sébastien l'avait traîné hors de la caverne, soit, plus probablement, il l'avait désarmé. Il ne lui restait qu'une dague dont la lame, très courte, ne pourrait pas rivaliser avec une épée.

   Ce n'est pas une arme, ça, fit remarquer Sébastien avec un sourire moqueur.

   Je ne peux pas me battre avec ça ! protesta Jace en forçant le tremblement de sa voix.

   C'est bien dommage.

Sébastien s'avança, l'air ostensiblement détaché, en pianotant du bout des doigts sur le pommeau de son épée. Jace comprit que c'était le moment ou jamais et il le frappa de toutes ses forces au visage. Il sentit les os de Sébastien craquer sous ses phalanges. Il tomba en arrière dans la boue et lâcha son épée. Jace s'élança pour la ramasser et, un instant plus tard, il se dressait au-dessus de son ennemi, l'arme à la main.

Sébastien saignait du nez. D'un geste rageur, il écarta le col de son vêtement pour dénuder sa gorge.

   Vas-y. Finissons-en.

Jace hésita ; il répugnait à achever quelqu'un qui gisait sans défense à ses pieds. Il se souvint que Valentin, à Renwick, l'avait mis au défi de le tuer, et qu'il n'en avait pas eu le courage. Cependant, Sébastien était un meurtrier. Il avait assassiné Max et Hodge.

Jace leva son épée...

Rapide comme l'éclair, Sébastien se redressa d'un bond, roula sur lui-même et atterrit gracieusement dans l'herbe à un pas de Jace. Au passage, il envoya valser l'épée d'un coup de pied, s'en empara avant qu'elle ait touché le sol et, dans un éclat de rire, repartit à l'assaut. Jace recula au moment où la lame fendait l'air, entaillant lé tissu de sa chemise et son torse, qui se mit à saigner abondamment.

Avec un gloussement, Sébastien fondit sur lui. Jace tâta sa ceinture pour dégainer sa pauvre dague et chercha désespérément des yeux un objet susceptible de lui servir d'arme - un bout de bois, n'importe quoi - mais ne vit que l'étendue d'herbe, le torrent et les arbres qui déployaient leurs branches épaisses au-dessus de sa tête comme un filet de verdure. Soudain; il se rappela la Configuration de Malachie dans laquelle l'avait emprisonné l'Inquisitrice. Sébastien n'était pas le seul à savoir sauter haut.

Celui-ci tenta une nouvelle attaque, mais Jace avait déjà bondi dans les airs. Il se rattrapa à la branche la plus basse d'un arbre et, au moyen d'une pirouette, se jucha dessus. A genoux sur son perchoir, il vit Sébastien faire volte-face. Avant qu'il ait pu lever les yeux, il jeta sa dague et l'entendit pousser un cri. Puis, pantelant, il se redressa...

Et s'aperçut que Sébastien l'avait rejoint sur la branche. Son visage, d'ordinaire pâle, était rouge de colère, et son bras dégoulinait de sang. L'épée gisait dans l'herbe, bien en évidence. Cependant, Jace ne se sentait pas pour autant en position de supériorité, étant donné que sa dague était hors d'atteinte, elle aussi. Il constata avec plaisir que, pour la première fois, Sébastien semblait furieux et dépassé par la tournure des événements, comme si l'animal qu'il croyait dressé venait de le mordre.

— On a bien ri, cracha-t-il, mais maintenant c'est terminé.

Il se jeta sur Jace et le fit basculer de la branche. Agrippés l'un à l'autre, ils tombèrent dans le vide et atterrirent lourdement par terre. Si Jace vit trente-six chandelles, il se ressaisit rapidement et planta les ongles dans le bras blessé de Sébastien, qui poussa un cri de douleur. Il riposta en le frappant au visage du revers de la main. Un goût salé emplit la bouche de Jace, et il cracha un flot de bave sanglante tandis qu'ils roulaient ensemble dans la boue. Ils dégringolèrent ainsi jusqu'au bord de la rivière sans cesser de se donner des coups de poing. Au contact de l'eau glacée, Sébastien suffoqua de surprise ; profitant de sa distraction, Jace noua les mains autour de sa gorge et serra de toutes ses forces. S'étranglant à demi, Sébastien trouva néanmoins la force de lui tordre le poignet jusqu'à en faire craquer les os. Jace s'entendit hurler comme de très loin. Tirant parti de son avantage, son ennemi continua à malmener impitoyablement son poignet cassé jusqu'à ce qu'il lâche prise et s'affale dans la boue glacée, à l'agonie.

À califourchon sur lui, un genou enfoncé dans ses côtes, Sébastien grimaça un sourire. Ses yeux noirs ressortaient sur son visage qui n'était plus qu'un masque de sang et de boue. Un objet étincela dans sa main droite : c'était la dague de Jace. Il avait dû la ramasser pendant leur corps à corps. Il en pointa la lame sur son cœur.

Et nous voilà exactement au même stade qu’il y a cinq minutes, dit-il. Je t'ai donné ta chance, Wayland. Quelles sont tes dernières paroles ?

Jace leva les yeux vers lui, la bouche en sang. Il n'éprouvait rien d'autre qu'une extrême fatigue. Était-ce vraiment ainsi qu'il allait mourir ?

Wayland ? fit-il. Ce n'est pas mon nom, tu le sais bien.

   Pas plus que celui de Morgenstern.

Sébastien se pencha vers Jace et il sentit la pointe de la dague lui transpercer la peau. Une douleur fulgurante se propagea dans tout son corps. Sébastien, le visage tout près du sien, poursuivit dans un murmure :

Tu t'es vraiment pris pour le fils de Valentin ? Tu croyais qu'une pauvre chose pleurnicharde comme toi méritait d'être un Morgenstern ?

D'un mouvement de tête, il repoussa ses mèches blondes poissées de sueur et de boue.

Tu es un orphelin. Mon père a mutilé le corps d'une femme pour t'arracher à ses entrailles. Il a tenté de t'élever comme son fils, mais tu étais trop faible pour lui être d'un quelconque usage. Tu n'aurais jamais pu devenir un guerrier. Comme tu n'étais bon à rien, il t'a abandonné aux Lightwood dans l'espoir qu'un jour, peut-être, tu lui servirais d'appât. Il ne t'a jamais aimé.

   Alors toi, tu...

Moi, je suis le fils de Valentin. Jonathan Christopher Morgenstern. Tu n'as aucun droit sur ce nom. Tu es un fantôme. Un imposteur.

Les yeux noirs de Sébastien luisaient comme la carapace d'un insecte et, soudain, Jace entendit, comme dans un rêve, la voix de sa prétendue mère : « Jonathan n'est plus un être humain ; c'est un monstre.

C'est toi qui as du sang de démon dans les veines, hoqueta-t-il.

   C'est exact.

La dague s'enfonça encore d'un millimètre dans la chair de Jace. Le sourire de Sébastien avait laissé place à un rictus féroce.

Et toi, tu es l'ange blond. Qu'est-ce que je n'ai pas entendu sur ton compte ? Toi et ton joli minois, tes jolies manières et ta sensibilité ! Tu ne pouvais même pas voir un oiseau mort sans te mettre à pleurer. Pas étonnant que Valentin ait eu honte de toi.

Jace en oublia la douleur.

C'est toi qui le déshonores. Tu t'imagines peut-être qu'il n'a pas voulu t'emmener au lac avec lui parce qu'il fallait quelqu'un pour ouvrir la porte à minuit ? Comme s'il n'avait pas prévu que tu ne pourrais pas attendre ! S'il n'a pas voulu que tu l'accompagnes, c'est parce qu'il a honte de se présenter devant l'Ange avec la créature qu'il a conçue. Toi.

Jace leva vers Sébastien un regard empreint de pitié et de triomphe.

Il sait qu'il n'y a aucune humanité en toi. Il t'aime peut-être, mais il ne te hait pas moins...

   Tais-toi !

Sébastien plongea la dague dans le torse de Jace en faisant tourner le manche entre ses doigts. Jace se voûta avec un hurlement, et la souffrance explosa derrière ses paupières en une multitude d'étincelles « Je vais mourir, pensa-t-il. Ça y est, c'est la fin. » Il se demanda si son cœur avait déjà été transpercé, Il était paralysé comme un papillon épinglé sur une planche. Il ouvrit la bouche pour prononcer un nom, et un flot de sang s'échappa de sa bouche.

Et cependant, Sébastien parut lire dans ses yeux.

   Clary, murmura-t-il. Je l'avais presque oubliée. Tu es amoureux d'elle, n'est-ce pas ? Ta honte face à tes vilaines pulsions incestueuses a dû te mettre au supplice. C'est dommage que tu n'aies pas su avant qu'elle n'est pas ta sœur. Tu aurais pu passer le reste de ta vie à ses côtés, si tu n'avais pas été si bête.

Il se pencha pour glisser à l'oreille de Jace :

   Elle t'aime, elle aussi. Garde ça en tête quand tu passeras de l'autre côté.

Des taches sombres obscurcirent la vision de Jace comme de l'encre se répandant sur une photographie. Soudain, la douleur disparut. Il ne sentait plus rien, pas même le poids du corps de Sébastien. Il avait l'impression de flotter. Le visage de son ennemi, blanc sur l'obscurité de la nuit, sembla s'éloigner lentement. Tout à coup, un éclair doré déchira les ténèbres, et quelque chose vint s'enrouler comme un bracelet autour du poignet de Sébastien. Surpris, il baissa les yeux sur sa main, et la dague tomba à ses pieds avec un tintement audible. Puis la main elle-même, tranchée net, vint rejoindre l'arme dans la boue.

Jace regarda sans comprendre le morceau de chair s'immobiliser devant une paire de bottes noires. Levant les yeux, il discerna de longues jambes fines, une taille mince, un visage familier encadré par une masse de cheveux sombres, et reconnut Isabelle à travers un brouillard. Son fouet à la main, elle toisait Sébastien qui observait son moignon ensanglanté d'un air médusé.

   Ça, c'est pour Max, espèce de salaud, cracha-t-elle.

   Garce, siffla-t-il en se relevant d'un bond au moment où elle abattait de nouveau son fouet sur lui à une vitesse prodigieuse.

Il esquiva le coup et disparut. Jace entendit un bruissement de feuilles ; Sébastien avait dû se cacher dans les arbres, mais il souffrait tant qu'il n'avait pas le courage de tourner la tête pour le vérifier.

   Jace !

Isabelle s'agenouilla, sa stèle à la main. Ses yeux étaient remplis de larmes. Il devait être mal en point pour qu'elle soit si bouleversée.

   Isabelle, marmonna-t-il.

Il aurait voulu la supplier de fuir car, malgré sa bravoure et ses talents de guerrière, elle n'était pas de taille à lutter contré Sébastien : il ne se laisserait jamais arrêter par un détail aussi insignifiant qu'une main en moins. Mais Jace ne parvint qu'à émettre un gargouillis incompréhensible.

   Ne parle pas, lui dit Isabelle, et il sentit la pointe de la stèle lui picoter la peau. Tout ira bien, reprit-elle avec un sourire tremblant. Tu te demandes sans doute ce que je fais ici. J'ignore ce que Sébastien t'a raconté, mais tu n'es pas le fils de Valentin.

Elle avait presque fini de tracer l’iratze ; Jace sentait déjà la douleur refluer. Il hocha imperceptiblement la tête, comme pour lui répondre : « Je sais. »

   Bref, je n'avais pas l'intention de partir à ta recherche à cause du mot que tu as laissé, mais il était hors de question que tu meures en pensant que tu n'étais pas normal... D'ailleurs, comment tu as pu t'imaginer une chose pareille ?

Isabelle, qui faisait de grands gestes en parlant, s'immobilisa pour ne pas rater sa rune.

   Et il fallait que tu saches que Clary n'est pas ta sœur, poursuivit-elle plus calmement. Bref, j'ai demandé à Magnus de m'aider à retrouver ta trace, il s'est servi du petit soldat de bois que tu as donné à Max. Je ne crois pas qu'il aurait accepté en temps normal, disons juste qu'il était particulièrement de bonne humeur. Je lui ai peut-être glissé au passage que c'était une idée d'Alec, même si ce n'est pas tout à fait vrai, mais il lui faudra un peu de temps pour le découvrir. Quand j'ai su où tu étais... eh bien, il avait déjà ouvert le Portail, et comme je suis très doués pour me faufiler en douce...

Isabelle poussa un cri. Jace essaya de la retenir, mais elle fut projetée en arrière et son fouet glissa de ses mains. Elle tomba à genoux et Sébastien se dressa devant elle, les yeux étincelant de rage ; un mouchoir ensanglanté était noué autour de son moignon. Elle voulut se jeter sur son fouet, mais il fut plus rapide qu'elle et lui décocha un violent coup de pied dans la cage thoracique. Jace crut entendre ses côtes craquer et elle tomba en arrière. Elle, pourtant solide comme un roc, poussa un hurlement comme il la frappait de nouveau. Puis Sébastien ramassa son fouet et le brandit dans sa direction.

Jace roula sur le flanc. Grâce à l’iratze inachevée, il se sentait un peu mieux, mais sa blessure le faisait encore souffrir, et il supposa avec un certain détachement que le fait qu'il crachât du sang signifiait qu'il avait un poumon perforé. Il ignorait combien de temps il lui restait à vivre. Quelques minutes, sans doute. A tâtons, il parvint à retrouver la dague que Sébastien avait abandonnée par terre, près de sa main tranchée, et se releva en titubant. L'odeur du sang était omniprésente. Il pensa à la vision de Magnus - les rivières de sang - et sa main se resserra autour du manche de la dague.

Il fit un pas, puis un autre, chaque fois avec l'impression que ses pieds pesaient une tonne. Isabelle accablait d'injures Sébastien, qui répondit par un éclat de rire et fit claquer le fouet. Poussé par les hurlements de la jeune fille, Jace se rapprocha tant bien que mal. Le monde tournoyait autour de lui comme dans un manège de fête foraine.

« Un pas de plus », se dit-il. Encore un. Sébastien lui tournait le dos ; il était accaparé par Isabelle. Il devait probablement s'imaginer que son rival était mort. D'ailleurs, ce serait bientôt le cas. « Un pas de plus. » Mais Jace n'avait plus la force d'avancer. Les ténèbres envahissaient son champ de vision; plus épaisses encore que celles du sommeil, elles effaçaient tout ce qu'il avait vu jusque-là et l'entraînaient vers le repos éternel. La paix. Il songea soudain à Clary, à la dernière fois qu'il avait posé les yeux sur elle alors qu'elle dormait, les cheveux épars sur l'oreiller, la joue dans sa main. Il s'était alors fait la réflexion qu'il n'avait jamais vu tableau si paisible. Cependant, ce n'était pas son calme à elle, propre à tous les dormeurs, qui l'avait surpris, mais le sien. Le sentiment de paix qu'il éprouvait à ses côtés en cet instant, il ne l'avait jamais connu jusque-là.

La douleur remontait le long de son épine dorsale, et il s'aperçut, à son étonnement, que ses jambes l'avaient porté malgré lui. Sébastien avait levé le bras ; le fouet étincelait dans sa main. Isabelle gisait, recroquevillée dans l'herbe, inconsciente.

— Espèce de petite garce, disait-il. J'aurais dû te réduire le visage en bouillie avec ce marteau quand j'en avais l'occasion...

Jace brandit sa dague et la planta dans le dos de Sébastien.

Celui-ci recula en titubant ; le fouet tomba à ses pieds. Alors qu'il se tournait lentement vers lui, Jace pensa avec un vague sentiment d'horreur : « Et s'il n'était pas vraiment humain... S'il était invincible ? » Son visage n'exprimait plus rien et le feu sombre qui brûlait dans ses yeux s'était consumé, laissant place à la peur. Il ne ressemblait plus à Valentin.

Il ouvrit la bouche comme pour protester, et ses genoux se dérobèrent sous lui. Puis il s'affaissa par terre et roula jusqu'au torrent. Là, il s'immobilisa sur le dos, les yeux levés vers le ciel qu'il ne voyait déjà plus, tandis que le courant emportait de grandes traînées rouges.

« "Il m'a appris qu'en plantant un couteau dans le dos d'un homme à un endroit précis, on peut à la fois lui percer le cœur et lui trancher la moelle épinière", avait dit Sébastien. J'ai l'impression que nous avons eu le même cadeau d'anniversaire cette année-là, grand frère », songea Jace.

Isabelle, le visage couvert de sang, se redressa à grand-peine.

— Jace ! cria-t-elle.

Il voulut lui répondre mais les mots s'étranglèrent dans sa gorge. Il tomba à genoux. Un poids énorme pesait sur ses épaules, et la terre semblait l'appeler à elle. Bientôt, il n'entendit plus les appels frénétiques d'Isabelle et les ténèbres se refermèrent sur lui.

 

Simon était le vétéran d'innombrables guerres. Enfin, si l'on comptait celles qu'il avait menées en jouant à Donjons et Dragons. Son ami Eric était un passionné d'histoire militaire, et, d'habitude, c'était à lui qu'incombait de préparer les batailles avec des dizaines de petites figurines se déplaçant en ligne droite sur des paysages plats méticuleusement dessinés sur du papier sulfurisé.

C'était sa seule vision de la guerre, avec celle des films : deux armées marchant l'une vers l'autre sur une étendue de terre plate. Des lignes droites et des déplacements d'hommes méthodiques.

Or, la réalité était tout autre.

Cette guerre-là n'était qu'un vaste chaos, une mêlée confuse, et le paysage, masse instable de boue et de sang, n'avait rien de plat. Simon s'était figuré qu'en arrivant sur les lieux les Enfants de la Nuit seraient accueillis par un responsable ; il s'était représenté observant la bataille de loin dans un premier temps, alors que les deux camps s'apprêtaient à donner l'assaut. Mais il n'y eut ni paroles de bienvenue ni campements. La guerre éclata soudain devant ses yeux comme si, débouchant d'une rue déserte, il se retrouvait pris dans une émeute au beau milieu de Times Square. La foule surgissait de toutes parts, des mains l'agrippaient, l'écartaient du passage et, bientôt, les vampires s'éparpillèrent pour se jeter à corps perdu dans la bataille sans lui accorder un seul regard.

Quant aux démons, ils étaient partout, et jamais il ne s'était imaginé pareil vacarme : hurlements, sifflements, grognements et, pire encore, le bruit des griffes et des crocs qui lacèrent, taillent en pièces et la satisfaction du corps repu. Simon aurait bien renoncé à son ouïe fine de vampire : les sons lui transperçaient les tympans comme des poignards.

Trébuchant sur un corps à moitié enfoui dans la boue, il se retourna pour lui venir en aide, et s'aperçut que le Chasseur d'Ombres qui gisait à ses pieds avait été décapité. Ses ossements se détachaient, blancs sur la terre noire et, malgré sa nature de prédateur, Simon fut pris de nausée. « Je dois être le seul vampire au monde à ne pas supporter la vue du sang », songea-t-il. Soudain, il reçut un coup violent sur la nuque et dégringola le long d'une pente boueuse avant d'atterrir dans un trou. Il n'était pas le seul à avoir échoué là. Il roula sur le dos au moment où le démon qui l'avait attaqué se dressait au-dessus de lui. Il lui évoqua ces représentations de la mort qu'on voyait sur les gravures médiévales : c'était une espèce de squelette animé qui tenait dans sa main osseuse une hache ensanglantée. Simon fit un bond de côté au moment où la hache s'abattait sur lui. Le squelette émit un sifflement furieux. Alors qu'il brandissait de nouveau son arme, un coup de massue le fit voler en éclats ; ses os s'éparpillèrent dans un bruit de castagnettes avant de disparaître dans la nuit.

Un Chasseur d'Ombres s'avança vers Simon. L’homme, grand, barbu et couvert de sang, l'observa en se frottant le front de sa main sale, qui laissa une traînée noire sur sa peau.

   Ça va ? lança-t-il.

Un peu sonné, Simon hocha la tête et fit mine de se relever. L'étranger se pencha pour lui offrir sa main, qu'il accepta de bonne grâce... et il eut l'impression de voler dans les airs. Il atterrit sur ses pieds au bord du trou, en équilibre précaire dans la boue. L'homme lui adressa un sourire piteux.

Désolé. C'est la force des Créatures Obscures... Mon partenaire est un loup-garou. J'ai du mal à m'y faire.

Il scruta le visage de Simon.

   Tu es un vampire, n'est-ce pas ?

   Comment le savez-vous ?

L'homme sourit de nouveau.

Tes crocs. Ils sortent quand tu te bats. Je le sais parce que...

Il s'interrompit. Simon aurait pu achever sa phrase à sa place : « Je le sais parce que j'ai tué pas mal de vampires. »

   Bref. Merci de te battre à nos côtés.

Simon allait répliquer qu'il n'avait pas encore eu l'occasion d'apporter sa contribution quand une gigantesque créature ailée tomba du ciel et planta ses serres dans le dos du Chasseur d'Ombres.

L'homme ne laissa pas même échapper un cri. Il leva des yeux surpris, l'air de se demander ce qui lui arrivait, puis disparut dans un tourbillon d'ailes. Sa massue retomba aux pieds de Simon.

L'épisode, depuis le moment où il était tombé dans le trou, avait duré moins d'une minute. Hébété, il regarda autour de lui et distingua des points de lumière qui, pareils à des lucioles, surgissaient çà et là des ténèbres. Il mit du temps à comprendre qu'il s'agissait du halo des poignards séraphiques.

Il ne vit ni les Lightwood, ni les Penhallow, ni Luke. Il n'était pas un Chasseur d'Ombres, et pourtant cet homme l'avait remercié. Ce qu'il avait confié à Clary était la stricte vérité : cette guerre était aussi la sienne, et on avait besoin de lui ici. Ce n'était pas sa part humaine qu'on sollicitait, Simon le gentil garçon qui défaillait à la vue du sang, non, c'était Simon le vampire, une créature que lui-même connaissait à peine.

« Un vrai vampire accepte d'être mort », avait dit Raphaël. Pourtant, Simon ne s'était jamais senti aussi vivant. Il se retourna au moment où un autre démon surgissait devant lui : une espèce de lézard au corps recouvert d'écaillés et aux dents de rongeur.

Simon se jeta sur l'énorme bête et lacéra sa peau squameuse de ses ongles. La Marque sur son front se mit à battre comme il enfonçait ses crocs dans le cou du monstre. Sa chair avait un goût atroce.

 

Lorsque la pluie de verre eut cessé, un trou de plusieurs mètres de large s'était formé dans la verrière, comme si une météorite était passée à travers. Un vent glacial s'engouffra par la brèche. Tremblante, Clary se releva en époussetant les débris sur ses vêtements.

La Grande Salle était désormais plongée dans l'obscurité. La faible clarté émanant du Portail sur la place entrait par la porte ouverte. Clary jugea qu'elle n'était sans doute plus en sécurité ici. Il valait mieux rejoindre Aline chez les Penhallow. Elle avait traversé la moitié de la salle quand elle perçut un bruit de pas sur le sol en marbre. Le cœur battant, elle se retourna et vit Malachi s'avancer vers l'estrade dans la semi-pénombre. Que faisait-il ici ? Il n'était pas censé être sur le champ de bataille avec les autres Chasseurs d'Ombres ?

Comme il se rapprochait de l'estrade, elle étouffa un cri de surprise. Un oiseau noir était perché sur l'épaule du Consul. Un corbeau, plus précisément.

Hugo.

Clary se baissa derrière une colonne, tandis que l'homme gravissait les marches de l'estrade en jetant un regard furtif de part et d'autre de la salle. Apparemment rassuré, il sortit un anneau de sa poche et le glissa à son doigt. Clary revit Hodge, dans la bibliothèque de l'Institut, prenant la bague sur la main de Jace...

L'air devant Malachi miroita comme sous l'effet d'une onde de chaleur. Une voix familière, calme et distinguée, où perçait une pointe d'agacement, résonna soudain dans la salle.

   Qu'y a-t-il, Malachi ? Je ne suis pas d'humeur à bavarder.

   Seigneur Valentin.

L'hostilité coutumière du Consul avait laissé place à une obséquiosité sirupeuse.

  Hugin est venu me trouver à l'instant pour m'apporter les dernières nouvelles. Je suppose que vous étiez déjà parti pour le lac, aussi il est venu me voir à votre place. J'ai pensé que vous aimeriez être vous aussi informé.

Bon, je t'écoute, répondit Valentin d'un ton cassant.

C'est votre fils, seigneur. L'autre. Hugin a repéré sa présence dans la vallée. Apparemment, il vous aurait même suivi dans les tunnels.

Clary s'agrippa à la colonne. Ils étaient en train de parler de Jace.

Valentin poussa un grognement.

   Est-ce qu'il a vu son frère, là-bas ?

   Hugin est parti alors qu'ils se battaient.

Clary sentit son estomac se nouer. Jace s'était donc mesuré à Sébastien ? Elle repensa à la façon dont il l'avait soulevé comme un fétu de paille devant la Garde en flammes, et elle fut prise d'une telle panique que ses oreilles se mirent à bourdonner. Quand elle eut recouvré ses esprits, elle s'aperçut qu'elle n'avait pas entendu la réponse de Valentin.

Ce sont surtout ceux, assez vieux pour être marqués sans avoir l'âge de se battre, qui m'inquiètent, disait Malachi. Ils n'ont pas voté la décision du Conseil. Il me semble qu'ils ne méritent pas le même châtiment que les autres.

J'y ai réfléchi. Dans la mesure où les adolescents sont moins affectés par les Marques, il leur faut au moins plusieurs jours pour devenir des Damnés. Et j'ai dans l'idée que leur Transformation est réversible.

Mais ceux qui auront bu dans la Coupe Mortelle ne seront pas menacés, n'est-ce pas ?

   Je suis occupé, Malachi. Je t'ai déjà expliqué que tu ne risquais rien. Fais-moi confiance.

Malachi inclina la tête.

   J'ai une totale confiance en vous, seigneur. Pendant toutes ces années, elle ne s'est pas effritée, et je vous ai toujours servi dans l'ombre.

   Tu seras récompensé.

Malachi leva les yeux.

   Seigneur...

Mais l'air avait cessé de miroiter. Valentin avait disparu. Les sourcils froncés, Malachi descendit de l'estrade et se dirigea vers la sortie. Clary se recroquevilla derrière la colonne en priant pour ne pas être vue. Son cœur battait la chamade. Qu'est-ce que c'était que cette histoire de Damnés ? La réponse à sa question trottait dans un coin de sa tête, mais elle était trop horrible pour être sérieusement envisagée. Même Valentin n'oserait pas...

Soudain, quelque chose lui sauta au visage. A peine s'était-elle protégé les yeux de ses bras que la créature lui lacéra le dos des mains en poussant un croassement féroce.

        Hugin ! Assez ! cria Malachi. Hugin !

Un autre croassement retentit, suivi d'un bruit sourd. Clary baissa les bras et vit le corbeau immobile aux pieds du Consul. Elle n'aurait su dire s'il était mort ou simplement sonné. Avec un rugissement de colère, Malachi écarta le volatile d'un coup de pied et s'avança vers Clary au pas de charge. Il l'agrippa par un de ses poignets ensanglantés et la releva sans ménagement.

   Petite idiote ! cracha-t-il. Depuis combien de temps tu nous épiais ?

   Depuis assez longtemps pour savoir que voua faites partie du Cercle, cracha-t-elle en essayant de se dégager, mais il la maintint fermement. Vous êtes dans le camp de Valentin.

   Il n'y a qu'un seul camp, siffla-t-il. L'Enclava est dirigée par des gens stupides et malavisés qui se prêtent aux caprices de demi-humains. Elle doit être purgée pour retrouver son ancienne gloire. Tous les Chasseurs d'Ombres devraient se ranger à mon avis, or ils préfèrent écouter des sots et des adorateurs de démons comme Lucian Graymark. Et voilà que vous envoyez la fine fleur des Nephilim se faire massacrer pour une cause ridicule ; c'est un geste vain qui ne résoudra rien. Valentin a déjà commencé le Rituel; bientôt l'Ange s'élèvera des eaux, et les Nephilim deviendront des Damnés. Tous, sauf la poignée d'entre eux qui bénéficie de la protection de Valentin...

   C'est du meurtre ! Il assassine son peuple !

   Non, protesta le Consul de la voix passionnée des fanatiques. C'est une purge. Valentin s'apprête à créer une nouvelle race de Chasseurs d'Ombres, un monde débarrassé des faibles et des corrompus.

   Il y aura toujours des faibles ! Ce dont le monde a besoin, ce n'est pas d'une purge, c'est de gens bien pour équilibrer la balance. Et vous voulez les massacrer !

Malachi la dévisagea pendant quelques instants avec une surprise sincère, comme si la force de ses convictions le déconcertait.

   De bien belles paroles venant d'une fille prête à trahir son père.

Sans lui lâcher le poignet, il la poussa brutalement devant lui.

   Je me demande si Valentin m'en voudrait beaucoup de te donner une...

Clary ne sut jamais la suite. Le corbeau s'interposa entre eux, les ailes déployées, et creusa de ses serres un sillon sanglant sur la joue de Malachi. Le Consul lâcha Clary en poussant un hurlement et se couvrit la tête de ses bras, mais l'oiseau revint à la charge en lui donnant de méchants coups de bec. Malachi recula en agitant les bras et heurta le coin d'un banc qui tomba par terre en l'entraînant avec lui. Privé de son équilibre, il s'étala de tout son long avec un cri étranglé qui mourut brusquement sur ses lèvres.

Clary accourut. Une mare de sang se formait déjà autour de la tête de Malachi. Il était tombé sur un amas de débris provenant de la verrière, et un fragment de verre cassé lui avait tranché net la gorge. Hugo décrivait des cercles au-dessus du cadavre en poussant des croassements triomphants ; apparemment, il n'avait pas pardonné au Consul ses coups de pied. Malachi n'aurait pas dû s'attaquer à une créature de Valentin, songea Clary avec aigreur. Le corbeau n'était guère plus clément que son maître.

Mais Clary n'avait pas le temps de penser à Malachi. D'après Alec, des boucliers cernaient le lac et, si quelqu'un se téléportait dans les parages, il déclencherait l'alarme. Valentin était probablement déjà sur les lieux, il n'y avait donc pas une minute à perdre, Après s'être prudemment éloignée à reculons du corbeau, Clary s'élança vers la porte de la Grande Salle et le chatoiement du Portail au-delà.